A propos du houspillage…

Auteur :  Luc Claes - Photo d'entête : Victor Claes

Ornithologue débutant, il n’y a de cela pas si longtemps, je participais à une passionnante ‘sortie’ de travaux pratiques dans le cadre de ma formation Natagora. Les observations furent nombreuses et, sur le chemin du retour, mon regard fut particulièrement attiré par un spectacle qui, à cette époque, me semblait tout à fait extraordinaire ! 

Là, juste au-dessus de nos têtes, un combat aérien disproportionné était livré par une Corneille noire contre une Buse variable. La disproportion ne tenait pas tant à la différence de taille des protagonistes qu’à la potentialité létale que je prêtais au rapace. Je m’enquis auprès de notre guide du jour, ornithologue et éthologue réputé, de la raison d’une telle attaque de la part du corvidé. Sa réponse fut assez lapidaire : « Les corneilles sont des enquiquineuses ! » (J’utilise ici un euphémisme que le lecteur me pardonnera). Certes… Vous comprendrez cependant que ma soif de comprendre ne fut pas pleinement satisfaite. Cette insatisfaction fut l’heureuse opportunité d’une enquête dont je vous livre, dans les lignes qui suivent, l’état actuel.

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Le comportement de la corneille attaquant la buse (1) ou, plus généralement, d’une proie agressant un prédateur potentiel est connu en éthologie sous le vocable de houspillage ou mobbing, son équivalent anglais. Il est très connu chez les oiseaux mais peut s’observer dans bien d’autres groupes d’animaux, comme les suricates (Suricata suricatta) chez les mammifères. Par extension, le terme de mobbing est également utilisé en psychologie humaine pour désigner certains comportements de harcèlement (2). Le mot « mobbing » vient de l’anglais to mob, molester, malmener, par un ou plusieurs persécuteurs. Le biologiste et zoologiste Konrad Lorenz avait introduit ce terme pour décrire le rassemblement de petits animaux qui s’unissaient pour faire fuir un animal plus grand et dangereux (3). Pour simplifier la suite de l’exposé, j’utiliserai les termes de proie et de prédateur pour désigner des rôles qui, dans la réalité, revêtent souvent une plus grande complexité. On peut, par exemple, observer certains rapaces houspillant de plus grands rapaces (4)!

Chez les oiseaux, le houspillage peut se manifester sous diverses formes. Les attaques ne sont souvent que simulées, impliquant des vols piqués ou rasants mais peuvent aussi consister en des arrachages de plumes, des coups de pattes, de bec entraînant des blessures chez le prédateur…

Grand corbeau et Buse variable
Grand Corbeau et Buse variable – Luc Claes

Elles sont généralement accompagnées de manifestations bruyantes dont plusieurs études et anecdotes montrent la spécificité (5). Ces sons, ces cris émis par les houspilleurs peuvent communiquer à leurs congénères ou à d’autres proies potentielles des informations comme le type de prédateur. La structure acoustique des cris permettrait une localisation précise du danger (5). Ces cris peuvent être redoutablement contre-productifs lorsqu’ils avertissent d’autres prédateurs de la présence de proies. Enfin, une technique moins courante, surtout prisée semble-t-il par les laridés, consiste à déféquer sur l’intrus !

Le houspillage n’est pas à confondre avec la compétition. Il peut cependant être intra-spécifique lorsqu’il s’agit de protéger une nichée de la voracité de congénères. Car, comme on le devine, souvent l’origine du comportement est bien là : protéger son nid, sa nichée. Éloigner le prédateur à tout prix de ses jeunes ou d’une ressource alimentaire précieuse. L’expérimentation a pu montrer, de manière quantitative, l’efficacité du harcèlement quant à la mise à distance d’intrus (6). Le houspilleur peut aussi avertir ses poussins ou d’autres oiseaux de la présence d’un dangereux intrus. Certains mâles peuvent, par le courage et l’adresse qu’ils manifestent lors d’actions de mobbing, tenter de séduire des femelles-spectatrices ou s’imposer comme dominant au sein d’une communauté. Enfin, un groupe peut tenter ainsi de défendre un congénère capturé ou poursuivi par un prédateur.

La scène de mobbing peut également avoir vertu pédagogique : l’adulte montre à ‘ses’ jeunes l’ennemi dont ils auront à se méfier (7). La pédagogie peut inversement s’adresser au prédateur en herbe : en houspillant un jeune rapace, les harceleurs font en sorte qu’il se souvienne, à l’âge adulte, qu’il ne s’attaquera pas impunément à ses proies.

La transmission ‘culturelle’, épigénétique, de l’information produite par le mobbing a été mise en évidence par la fascinante expérience de Curio et al. (8). CurioDans cette expérience, on présente à un Merle noir que nous désignerons comme enseignant, un rapace nocturne empaillé qui simule un prédateur potentiel. A un autre merle, un élève, on présente un oiseau inoffensif. Lorsque l’élève perçoit les signaux auditifs de houspillage produits par l’enseignant, il les associe à l’objet inoffensif et non au prédateur, qu’il ne peut voir. Curio a pu montrer que cette association (forme d’objet inoffensif / réaction mobbing) peut être transmise ensuite de l’élève devenu enseignant à un nouvel élève et ce, suivant une chaîne allant jusqu’à six oiseaux, de manière statistiquement significative ! Des expériences de transmission culturelle ont été menées avec succès avec d’autres espèces animales, telle la communication de la peur des serpents chez certains singes (9).

Si le harcèlement peut montrer une efficacité certaine, il ne va pas sans inconvénients (10). L’évolution a sans doute conduit à un comportement ‘optimal’, entre coûts et bénéfices, entre risques et avantages. Dans certaines situations, les proies pourront plutôt choisir des stratégies de dissimulation (« pour vivre heureux, vivons caché ») ou de simulation.

Milan royal
Milan royal – Luc Claes

Le mobbing est consommateur d’énergie par l’effort qu’il requiert et peut menacer son acteur d’épuisement. Il est également consommateur de temps, temps qui ne peut être consacré à d’autres activités comme la recherche de nourriture ou la présence au nid. Il fait courir le risque, comme nous l’avons déjà relevé, d’attirer d’autres prédateurs alarmés par les manifestations sonores. Par ailleurs, une proie, distraite par son activité de harcèlement, peut être inattentive à l’approche d’un autre prédateur. Le risque majeur étant bien entendu celui de se faire sévèrement, voire mortellement, blesser par l’objet de son attaque.

Il apparaît clairement que les houspilleurs ne réagissent pas tant à une espèce bien définie de prédateur qu’à une forme, un jizz, une gestalt ( * ) d’oiseau de proie. Cette détection fort approximative de la dangerosité de l’ennemi peut conduire à de funestes conséquences. Un Faucon pèlerin (Falco peregrinus) est autrement plus redoutable qu’un Faucon crécerelle (Falco tinnunculus)

Grand corbeau et Buse variable
Grand Corbeau et Buse variable – Luc Claes

et, surtout, une Buse variable (Buteo buteo) est bien plus inoffensive qu’un Autour des palombes (Accipiter gentilis) femelle. Cette dernière espèce fait l’objet de nombreuses anecdotes relatant l’issue fatale pour le houspilleur manquant de discernement, fut-il de la taille d’une corneille noire (11).

Le mobbing est un sujet d’étude de prédilection pour les biologistes. Ses manifestations permettent, indirectement, d’analyser la cognition animale.

En comprenant comment les animaux en général, et les oiseaux en particulier, classifient les prédateurs et communiquent leurs caractéristiques, les chercheurs tentent d’acquérir de nouvelles connaissances concernant le langage animal et les capacités cognitives requises par la communication ‘anti-prédateurs’ (5).

Alors ? Les Corneilles noires, de simples enquiquineuses ? Rien n’est moins sûr…


( * )
Une gestalt est une structure, une forme prise sous l’angle des perceptions.


Bibliographie

  1. Ornithomedia. Corvidés et rapaces: des relations difficiles. ornithomedia.com. [En ligne] février 2019. 
  2. Hirigoyen, Marie-France. Le harcèlement moral au travail. s.l. : Presses Universitaires de France, 2017.
  3. Lorenz, Konrad. On agression. New York : Harcourt, Brace & World, 1966.
  4. Humphrey, Robert Charles. Observations on Cooperative Mobbing of a Bald Eagle. Journal of Raptor Research. 1989, Vol. 23, 2.
  5. Carlson, Nora V., Healy, Susan D. et Templeton, Christopher N. Mobbing. Current Biology. 2018, Vol. 28, 18, pp. 1081-1082.
  6. Pettifor, Richard A. The effects of avian mobbing on a potential predator, the European kestrel, Falco tinnunculus. Animal Behaviour. 1990, Vol. 39, pp. 821-827.
  7. Suzuki, Toshitaka N. Parental alarm calls warn nestlings about different predatory threats. Current Biology. 2011, Vol. 21, pp. R15-R16.
  8. Curio, Ernst et Vieth. Cultural Transmission of Enemy Recognition: One Function of Mobbing. Science. 1978, Vol. 202, pp. 899-901.
  9. Mineka, S. et Cook, M. Social learning and the acquisition of snake fear in monkeys. [auteur du livre] T.R. Zentall et B. G. Jr. Galef. Social learning: Psychological and biological perspectives. s.l. : Lawrence Erlbaum Associates, Inc., 1988, pp. 51-73.
  10. Sordhal, Tex A. The Risks of Avian Mobbing and Distraction Behavior: An Anecdotal Review. The Wilson Bulletin. 1990, Vol. 102, 2, pp. 349-352.
  11. Van Der Elst, Denis et Marie des Neiges. Des corneilles noires volant au secours de leur congénère. Bulletin AVES. 1986, Vol. 23, 4.