Auteur : Jérémie Van Brussel
Photo d’entête : Le site de Spèche en 2020 – Dominique Damas
L’automne dernier, les chroniques « A vos jumelles » mentionnaient régulièrement le site de « Spèche » comme étant l’un des sites les plus riches de la province pour l’observation des migrateurs. Les limicoles s’y succédaient à un rythme effréné et quelques invités surprises attiraient le chaland. La Marouette ponctuée y a par exemple prolongé son séjour pendant plusieurs semaines, attirant bien des observateurs.

Depuis le début des migrations de printemps cette année, s’y sont reposés le Hibou des Marais, des Sarcelles d’été ou encore des Combattants variés, …

Mais que sait-on de ce site si particulier, semblant agir comme un aimant sur les oiseaux en passage migratoire et situé dans une commune parmi les plus anthropisées de Wallonie ?
Si le site est connu du monde ornitho sous le nom de « Spèche » c’est parce qu’il a été ainsi dénommé et délimité sur la plateforme « Observations.be ». La zone, située dans les champs entre les villages de Tourinnes-Saint-Lambert et Nil-Saint-Martin, borde la vallée d’un cours d’eau qui prend sa source à Walhain puis irrigue plusieurs villages de l’entité, avant de se jeter dans l’Orne à Mont-St-Guibert. Le long de ses premiers méandres, ce petit cours d’eau porte le nom de « Hain », puis, atteignant les villages suivants, il devient le « Nil ». Historiquement, c’est ce cours d’eau, passant sur cette portion précise, que l’on appelait « Spèche » en raison de la végétation épaisse qui s’y déployait. « Le Spèche, c’est le Haut-Nil » disent les anciens du coin. Il ne reste plus grand-chose de la luxuriance passée, mais la première rue de St-Martin croisant l’eau s’appelle toujours la rue de Spèche. Le pré, quant à lui, si attractif pour les migrateurs, porte un autre nom, connu depuis au moins 1686 : c’est le « Pré d’Auffe », déformation phonique d’une vieille locution le désignant comme « Pré de Wavre ». Le chemin qui y mène s’appelle « sentier du Pré d’Auffe ». Depuis ces temps lointains, le pré est inondé en hiver et, jusque dans les années 1960, il accueillait les familles pratiquant le patin à glace sans craindre la profondeur si la surface venait à céder.

Plus récemment, le pré a été découpé en parcelles agricoles. Une partie d’entre elles accueille occasionnellement du bétail, les plus hautes sont cultivées, mais la partie la plus humide reste à l’état de prairie de fauche quand la météo le permet. En fonction du niveau hydrométrique, le pré devient plan d’eau et la chasse au gibier d’eau y est pratiquée deux à trois fois par an.

Bien connue pour sa dynamique toute particulière dans une région essentiellement consacrée aux grandes surfaces agricoles, la zone de Spèche a déjà fait l’objet d’études pour d’éventuels aménagements invitant à la balade ou permettant de retenir les eaux avant qu’elles inondent les rues du village situées en aval. Les facultés agronomiques de Gembloux ou l’UCLouvain y ont déjà envoyé quelques mémorants pour étudier les lieux et y concevoir des projets d’aménagement.
Longtemps, le pré n’a été fréquenté que par quelques chasseurs, car l’ancien sentier le longeant s’est trouvé totalement recouvert par les champs cultivés. Un groupe de citoyens sensibilisés à la cause des anciennes voiries champêtres et réunis sous le nom de « À vot’ sentier ! » a néanmoins pu réhabiliter une partie du vieux chemin permettant aux longues-vues d’approcher le plan d’eau qui se formait chaque hiver.

Il n’y a que quelques années que le site a été repéré pour la richesse de son avifaune et au printemps 2021, alors que la commune de Walhain cherchait à soutenir des projets favorisant la sauvegarde de la biodiversité, quelques habitués des lieux se sont à leur tour coalisés pour tenter de mettre sur pied un projet de préservation.
Des contacts préliminaires et informels avec les autorités locales et l’association « Walhain en Transition », très active dans la commune, laissaient entrevoir un alignement des planètes pour que le site soit enfin valorisé et surtout protégé.
C’est dans ce contexte que sont arrivées les fortes pluies des mois de juin et juillet, confirmant l’excellente pluviométrie de 2021 comparée aux quelques années précédentes. Rapidement et en raison de ces pluies diluviennes, le plan d’eau habituellement sec en été s’est étendu bien au-delà de sa superficie habituelle, englobant quelques parcelles voisines et transformant la végétation environnante en friche humide irrésistible offrant le gîte et le couvert aux oiseaux de passage. Dès le mois d’août et les premiers mouvements migratoires, Spèche est devenu un point de halte incontournable.

Ce grand plan d’eau, de faible profondeur, offrant de larges plages boueuses dans un milieu complètement ouvert, représentait une aubaine que ne pouvaient rater les migrateurs, pour le plus grand plaisir des ornithologues locaux. Des chevaliers, bécasseaux, pluviers, ou bécassines y ont été observés en continu pendant de longues semaines. Une Cigogne blanche est venue s’y nourrir, sans parler des innombrables hirondelles ou des espèces que l’on y observe tout au long de l’année comme le Héron cendré ou le Pigeon colombin.
Chevalier aboyeur – Jérémie Van Brussel – Spèche – 2021
Ce festival ne s’est pas arrêté pendant des mois… Pourtant, il est aujourd’hui grandement menacé.
Car dès la fin de l’été, l’agenda politique avait changé : les belles intentions de soutenir la biodiversité locale avaient été emportées par les eaux et dorénavant, la seule préoccupation était devenue la prévention des inondations à venir. Spèche était l’objet d’une vision strictement utilitariste : si aménagement il y avait, ce serait éventuellement pour retenir les eaux menaçant le village. Les considérations naturalistes étaient passées de mode durant l’été.
Face à l’insistance du groupe « Walhain en Transition », les autorités communales ont consenti à envoyer un courrier aux propriétaires des parcelles de la zone Spèche qui jusque là restaient à identifier, protégés par la réglementation RGPD. Parmi ceux-ci, certains se sont alors déclarés ouverts à la discussion et plutôt en faveur d’un projet de préservation. Mais en janvier dernier, le propriétaire de la plus grande parcelle inondée a entamé des travaux importants sur la zone. Tracteurs et bulldozer sont entrés en action. Un chenal de drainage a été creusé vers le Nil en aval, vidant en quelques heures la moitié de l’eau que retenait le pré. À l’heure où ces lignes sont écrites, la sécheresse des dernières semaines de l’hiver a terminé d’assécher le pré, bien plus tôt qu’à l’accoutumée. Le chenal creusé ne permettra plus à la mare d’atteindre la superficie observée en 2021 et tout autour désormais des plantations ont été réalisées. Des haies de hêtres mais également de hautes tiges, soutenues par des clôtures entourent la zone.

Quel paradoxe ! Dans cette commune où les bocages et les haies manquent si cruellement, voilà qu’ils sont plantés précisément à l’endroit où l’on en a le moins besoin ! Pire : à l’endroit où ils enfermeront un milieu jadis ouvert, le rendant invisible ou inaccessible aux migrateurs !

Aujourd’hui plus que jamais, les énergies doivent se mobiliser pour la sauvegarde de ce site exceptionnel. La richesse du site de Spèche n’est plus à démontrer et la menace pour sa préservation est désormais très concrète. Nous appelons de nos vœux une prise de conscience des autorités pour que ce joyau brabançon soit enfin apprécié à sa juste valeur et que les énergies se regroupent pour assurer sa protection et sa gestion.

Lors de ma dernière visite sur les lieux, constatant que limicoles et anatidés les avaient désertés, j’y ai observé pour la première fois le Pic épeiche dans les saules voisins.
Je lisais dans une « Etymologie des noms d’oiseaux » que le nom du Pic était dérivé d’une racine germanique, « spech », signifiant « espoir ». Je veux y voir un signe.