Auteur et photos : Thierry Maniquet sauf photo d'entête : Pierre Peignois
Vendredi 29 mai, je reçois un coup de fil de mon ami Jean Dandois. En consultant les dernières observations du Brabant wallon sur www.observations.be, il est resté en arrêt sur une donnée intrigante : un Engoulevent d’Europe est signalé par Arnaud Sepulchre dans le Bois de la Bruyère du Sart (Court-Saint-Etienne) à la lisière duquel il habite.
Jean me propose d’aller sur place le soir même pour voir de quoi il retourne. D’abord un peu incrédule, je me laisse convaincre. Ce serait une observation assez extraordinaire pour notre province. Nous nous retrouvons sur place un peu avant 21h30. Premières réjouissances : des jeunes Hiboux moyens-ducs se font entendre dans des Pins sylvestres.
Arrivés à proximité du site où l’engoulevent a été signalé, nous sommes accueillis par un Pipit des arbres, perché sur un jeune pin. C’est déjà une excellente nouvelle. Cette espèce est en effet devenue extrêmement rare comme nicheuse en Brabant wallon. Les dernières années, les indices d’une nidification probable ont été assez faibles : deux sites ont été occupés par un chanteur plusieurs années de suite à Baisy-Thy entre 2014 et 2017, rendant la nidification probable, bien qu’aucune preuve n’ait pu être rapportée. Le Bois de la Bruyère du Sart et le Bois de Sainte-Catherine à Court-Saint-Etienne semblent actuellement être les derniers bastions de l’espèce dans la province.
Notre attente se prolonge, dans l’espoir d’entendre le ronronnement caractéristique du chant de l’engoulevent. Il est 22h03 quand une Bécasse des bois passe dans le ciel en chantant. A peine, une minute plus tard, ça y est ! En arrière-fond de la jeune pessière à proximité de laquelle nous nous tenons, les premières notes se font entendre et un frisson nous parcourt. Il nous faut encore attendre quelque peu avant que l’oiseau passe brièvement à proximité.
Nous avertissons les ornithologues du Brabant via notre groupe WhatsApp BW bird alert via lequel chaque observateur faisant partie du groupe a la possibilité d’informer l’ensemble des participants de toute observation remarquable dans la province.
Les semaines qui suivent, nous sommes plusieurs à pouvoir profiter du spectacle : chant, passages en vol, claquements d’ailes, arrêt sur une branche de pin à proximité des observateurs. Le spectacle est total ! Mais toutes ces allées et venues ne risquent-elles pas de déranger l’oiseau ?
Après quelques jours, nous décidons donc, avec les responsables d’observations.be, de mettre les données sous embargo et de les rendre par conséquent invisibles. Il ne s’agit pas de priver égoïstement d’autres personnes du spectacle mais nous ne savons pas à ce moment si une tentative de nidification est en cours et nous craignons des dérangements qui pourraient compromettre celle-ci.
Cet oiseau, un mâle reconnaissable aux taches blanches aux extrémités des ailes et aux coins de la queue, sera finalement observé pour la dernière fois le 3 juillet, sans que la présence d’un deuxième oiseau n’ait pu être établie, même si au début des observations certains ont eu l’impression d’en entendre un deuxième.
Brève description du milieu
Le Bois de la Bruyère du Sart forme avec le Bois de l’Heuchère, le Bois du Sartage, le Bois Saint-Catherine, le Bois de Haute Heuval et le Bois de l’Ermitage un ensemble forestier varié, composé de fonds de vallées (Ry Ste Gertrude, Ry Pirot) et de collines sur le versant est de la vallée de la Thyle, entre Villers-la-Ville et Court-Saint-Etienne.
Le site d’observation se situe de part et d’autre du sentier n°122. Au sud de ce sentier, pousse une jeune pinède de Pins sylvestres (Pinus sylvestris) et de Douglas (Pseudotsuga menziesii) d’une hauteur de 3-4 mètres et parsemée de Bouleaux verruqueux (Betula pendula).

Au nord du sentier, on a actuellement un paysage de lande, suite à l’exploitation de la parcelle en 2017. Celle-ci se referme progressivement suite à la plantation de Chênes rouges d’Amérique (Quercus ruber), l’apparition spontanée de la Bourdaine (Rhamnus frangula) et l’envahissement par le Cerisier tardif (Prunus serotina).

La strate herbacée est quant à elle composée de Myrtille (Vaccinium myrtillus), de Molinie (Molinia caerulea), de Canche flexueuse (Deschampsia flexuosa) et de Fougère aigle (Pteridium aquilinum).
En arrière-fond de ces deux parties du site, ce sont les Pins sylvestres (Pinus sylvestris) qui dominent avec des Hêtres communs (Fagus sylvatica) en sous-étage.
Le Bois de la Bruyère du Sart est repris dans le réseau Natura 2000 et sur la liste des sites de grand intérêt biologique. Parmi les espèces intéressantes qui y ont été relevées dans le passé, citons le Petit-Mars changeant (Apatura ilia), un papillon très rare au nord du sillon Sambre-et-Meuse.
La zone occupée correspond assez bien aux milieux que recherche l’engoulevent. Il « fréquente en effet des milieux ouverts semi-arborés à végétation très hétérogène. En Wallonie, il s’installe dans des landes sèches à callune parsemées d’arbres, généralement des bouleaux ou des Pins sylvestres » [1].
Comportement de l’engoulevent
Au fur et à mesure des observations, nous avons pu constater une succession assez systématique de comportements.
Une première et brève manifestation vocale se produit généralement plus ou moins au moment du coucher du soleil, en provenance de la pinède sud (entre 21h40 et 21h50). Par la suite, quelques brèves notes se font entendre, mais il faut en général attendre entre 22h10 et 22h30 pour que de plus longues périodes de chant aient lieu [2]. A partir de ce moment, l’oiseau se déplace et vient voler au-dessus de la jeune pinède, traverse le sentier pour venir se poser quelque temps sur les pins au nord du sentier.
A chaque fois qu’il se pose, une brève période de chant commence, avant qu’il ne se déplace à nouveau. En volant au-dessus de la lande, il fait régulièrement entendre quelques claquements d’ailes.
Après avoir ainsi tourné quelque temps dans cette partie du site, il s’éloigne généralement au-delà de la jeune pinède et apprécie de se percher sur un Bouleau verruqueux (Betula pendula) isolé qui domine le paysage. De là, il s’envole régulièrement pour capturer l’un ou l’autre insecte avant de se reposer au sommet de l’arbre.
Statut de l’engoulevent
Le dernier Atlas des oiseaux nicheurs de Wallonie (2001 – 2007) fait état d’une répartition très limitée de cette espèce. Seuls trois bastions accueillent l’essentiel de la population : le camp militaire de Lagland, le massif de la Croix-Scaille et les hauteurs du nord-est de l’Ardenne (La Reid, Fagne de Malchamps).
Quelques oiseaux peuvent être notés également dans l’Entre-Sambre-et-Meuse et dans le Hainaut occidental, sans pour autant qu’une nidification annuelle soit certaine.La population était estimée alors à 50-60 oiseaux chanteurs.
En réalité, cette espèce était bien plus commune autrefois, en tout cas dans certaines parties de l’Ardenne et en Gaume. Elle a fortement régressé à partir de 1950, sans doute en grande partie en raison de la disparition des habitats typiques : diminution drastique des landes au profit du reboisement, abandon du régime de taillis au profit de la futaie, boisement progressif des pelouses calcaires, etc.
Sans doute peut-on y ajouter les perturbations croissantes causées par les promeneurs, les motos, les chiens ou autres quads.
A cela peuvent s’ajouter des conditions climatiques défavorables lorsque les printemps sont froids et humides, et la prédation liée à une augmentation des populations de renards et de sangliers. Rappelons en effet que l’engoulevent niche au sol.
Depuis les années ’90, on assiste à une stabilisation de la population à un niveau historiquement bas. L’Atlas des oiseaux nicheurs de Wallonie attribue celle-ci à la réapparition de milieux favorables, en raison de deux phénomènes distincts : les vastes chablis dans les peuplements de résineux créés par les tempêtes de 1990 et 1998 d’une part, et les mises à blanc nombreuses de peuplements arrivés à maturité d’autre part.
Actuellement, on peut penser que l’élimination de vastes pessières décimées par les scolytes pourrait également être profitable à l’engoulevent.
La situation en Flandre est nettement meilleure et on y constate une augmentation régulière de la population, à l’instar de ce qui se passe dans d’autres régions proches, comme par exemple aux Pays-Bas. La population en Flandre est ainsi actuellement estimée entre 600 et 1000 couples, ce qui représente une augmentation de 20% entre 2007 et 2018 [3]. Nul doute que des aménagements apportés dans certaines réserves naturelles en Campine limbourgeoise et anversoise ont été favorables à l’engoulevent.
Qu’en est-il en Brabant ?
De prime abord, cela peut paraître étonnant au vu de la situation actuelle, mais l’engoulevent était autrefois nicheur dans notre province. Il était ainsi considéré comme nicheur régulier à Villers-la-Ville. Certes, c’était un nicheur très rare [4], mais il était encore présent dans les années ’80.
Une enquête approfondie a été menée en 1984 [5] sur tous les sites potentiels et a donné les résultats suivants :
- un couple à Court-Saint-Etienne, où il était déjà présent en 1983,
- un à Villers-la-Ville dans le Bois d’Hez et
- un dans le Bois de la Houssière, à la limite du Brabant et du Hainaut : un couple jusqu’en 1986, deux en 1987 et de deux à quatre en 1988.
Dans les années antérieures, un couple avait été noté en 1968 à Renipont, dans le Bois de Thy à Vieux-Genappe, en 1972 à Bousval, en 1975 dans le Bois de l’Heuchère (à proximité donc du site occupé cette année), vers 1976 à Houtain-le-Val, en 1978 à Basse-Wavre et en 1982 à La Hulpe. Des données proviennent également de Rixensart et de Beausart.
Lorsqu’on réfléchit au type de milieux que fréquente l’espèce, ce n’est en soi guère étonnant. En effet, de nombreuses landes à callune parsemaient autrefois les collines de notre Brabant sablo-limoneux, constituant autant de milieux potentiellement favorables à l’espèce. Le plus bel exemple qui subsiste aujourd’hui se trouve dans la réserve Natagora de la Grande Bruyère à Rixensart.
Suite à la fin des pratiques d’essartage, à une vague de plantations, voire à l’implantation de lotissements, ces landes ont fortement régressé. Aujourd’hui, toutefois, des efforts de restauration sont ou vont être entrepris – par exemple dans la réserve domaniale de la Champtaine et dans le Bois Matelle à Chaumont-Gistoux – et pourraient donc créer un nouvel espoir de retour de cette espèce emblématique.
N’oublions pas que l’engoulevent est repris dans l’annexe I de la Directive Oiseaux et qu’à ce titre, les Etats membres de l’Union européenne sont tenus de mettre en œuvre des mesures pour le protéger.
Prêt à collaborer ?
L’engoulevent est une espèce qui peut passer facilement inaperçue. En effet, l’oiseau se manifeste à des heures où peu d’ornithologues sont encore sur le terrain, la période de chant est brève (surtout à partir de fin mai jusque début août) et les conditions climatiques printanières peuvent aussi influencer les manifestations vocales (les périodes de vent et de pluie sont défavorables).
Il est donc possible que la présence de certains oiseaux n’ait pas été détectée les années précédentes. Ainsi, répétons-le, c’est grâce au fait qu’Arnaud Sepulchre habite à l’orée du Bois de la Bruyère du Sart que l’oiseau a pu être repéré.
Au vu de l’extension de la population en Flandre et aux Pays-Bas, il est vraisemblable que des oiseaux passent en migration au-dessus du Brabant wallon. S’ils trouvent un milieu favorable, ils sont alors susceptibles de s’y arrêter. Un exemple avec cette observation aux décanteurs de Genappe, le 8 mai 2013, d’un oiseau posé sur un tas de bois ! [6]
Nous vous invitons par conséquent à repérer, lors de vos balades au cours des prochains mois, des endroits qui vous semblent propices à l’accueil de l’espèce : landes à callune parsemées de bouleaux et de pins, chênaies claires, coupes à blanc de résineux, jeunes plantations, etc.
Nous pourrons alors envisager une recherche plus approfondie en juin prochain.
Belles perspectives, non ?
Remerciements : merci à Arnaud Sepulchre, tout d’abord pour avoir « découvert » l’espèce, mais également pour sa relecture du texte et ses suggestions.
—
[1] JACOB, J-P et al., Atlas des oiseaux nicheurs de Wallonie 2001-2007, Série « Faune-Flore-Habitats », n°5, Aves et Région wallonne, Gembloux, p.254
[2] Cela correspond à ce qu’on trouve dans la littérature : « Dans la pratique, chez nous, au mois de juin, ses activités vocales crépusculaires ont lieu principalement entre 22h15 et 23h (GMT+2) » in DE WAVRIN, H., L’Engoulevent d’Europe (Caprimulgus europaeus) en Wallonie et à Bruxelles, AVES (27) 3 1990 : 138: .
[3] VERMEERSCH G et al, (2020), Broedvogels in Vlaanderen 2013-2018, Recente status en trends van in Vlaanderen broedende vogelsoorten. Mededelingen van het Instituut voor Natuur en Bosonderzoek, 2020 (1), Brussel, P.129
[4] HERROELEN, P., DE FRAINE, R.Inventaris van de vogels van Brabant 1900-1974, De Wielewaal (afdeling Brussel), 1975 ; P.46.
[5] DE WAVRIN, H, op.cit., P.137-158.
[6] La migration d’automne peut aussi révéler son lot de surprises. Ainsi, un oiseau a été capturé à Nodebais le 15 août 2017.