Auteur (texte et photos): Victor Claes Photo d'entête : Grues cendrées - Victor Claes
Introduction
La migration est un des phénomènes les plus fascinants qui nous soient offerts par la nature. Nous avons tous eu l’occasion de nous émerveiller devant la vision d’un vol de Grues cendrées ou l’observation du flux continu de certains passereaux. Certains d’entre nous se sont déjà essayés au suivi migratoire diurne et aux difficultés qui l’accompagnent : reconnaissance des cris et quantification du passage. A côté de cette migration de jour, de nombreuses espèces d’oiseaux ont opté pour une stratégie de migration nocturne (ou mixte) qui présente pour ceux-ci certains avantages (risque de prédation moindre, atmosphère plus calme et températures plus favorables) mais qu’il nous est plus difficile d’étudier. Pour ces migrateurs nocturnes, nos connaissances sur la phénologie et sur les routes de migration s’en trouvent limitées. Parmi les techniques utilisées pour suivre la migration nocturne, on peut citer le comptage des oiseaux qui transitent devant la lune
« moon watching » (encore faut-il que celle-ci soit visible…), l’utilisation de caméras thermiques ou de radars [1]. L’utilisation du radar permet de quantifier le flux migratoire (densité, direction et distribution altimétrique) [2]. Une approche complémentaire consiste en l’enregistrement des cris émis en vol durant la migration nocturne, pour laquelle on utilise le terme Nocmig ou NFC en anglais pour « Nocturnal Fly Calls ». C’est de cette dernière approche que je vais vous entretenir.
Le suivi migratoire nocturne par le son
L’utilisation du son pour identifier et étudier les oiseaux (bioacoustique) [3] ne date pas d’hier mais son utilisation pour le suivi nocturne de la migration n’a connu un essor de popularité que récemment grâce à la réduction des coûts et à la miniaturisation du matériel, rendant ainsi la discipline accessible aux ornithologues amateurs. La crise du Covid et le confinement qui s’en est suivi ont littéralement boosté l’utilisation des NFC pour l’étude de la migration nocturne et une petite communauté d’ornithologues amateurs enthousiastes a ainsi vu le jour. Outre son accessibilité, la technique permet l’étude qualitative du phénomène migratoire par l’identification des espèces. Deux limites cependant : les oiseaux qui migrent de nuit n’émettent pas tous des NFC – c’est notamment le cas des sylviidés – et ceux qui migrent haut sont hors de portée des micros. Quoi qu’il en soit, que vous soyez intéressés par l’ajout ponctuel d’oiseaux à votre « garden list » ou par une participation systématique à l’effort de suivi migratoire, je vous invite à tenter l’aventure !
Le matériel
S’équiper n’est pas très onéreux. Avec un investissement matériel de 200 à 300 € et après un minimum de bricolage, il est possible de démarrer ses propres observations. Il suffit d’un enregistreur numérique de poche, d’un micro (le micro de votre enregistreur n’est généralement pas suffisamment performant) et d’un support destiné à recueillir et concentrer les NFC. Je me suis équipé de deux dispositifs : le premier utilise comme support un simple dôme anti-écureuil en plastique (une parabole n’est pas nécessaire) (photo 1) et le second est un montage de type piège à son, sur support en plexiglas (photo 2).


Pour les deux systèmes, j’utilise comme micro un montage stéréo de microcapsules EM272 (cf sites commerciaux Micbooster [4] ou Veldshop [5]) qui est relié à un enregistreur par une prise de type « jack ». Ce dernier est un petit enregistreur numérique de marque Sony (modèle PCM A10) dont la batterie permet l’enregistrement d’une nuit complète (de nombreux autres appareils sont évidemment disponibles sur le marché). Les deux dispositifs fonctionnent correctement : le dôme est plus encombrant mais bien adapté aux espaces clos, le second est plus discret et adapté aux espaces ouverts. Pour les détails des montages, je vous renvoie vers l’ouvrage de S. Worza et J. Rochefort [6] « La migration nocturne par le son » ou vers le site « Nocmig » [7] qui développent en long et en large la question.
L’enregistrement
Pour l’enregistrement, il n’est pas nécessaire d’installer son matériel au milieu des champs : une terrasse ou un petit jardin peuvent convenir (photo 3).

La migration nocturne semble assez diffuse géographiquement et il est impossible de déterminer de prime abord les sites favorables : il faut donc tester et comparer ! Le dispositif sera dirigé vers une portion de ciel dégagée et si possible en hauteur (trépied, toiture). Comme le dit S. Worza : « Plus je vois de ciel, plus j’augmente mes chances ». On essaiera également de limiter/d’éviter les sons qui parasitent les enregistrements : bruits d’origine anthropique (avions, routes,…), cris d’animaux domestiques mais également chants des rapaces nocturnes, cris de mammifères (rongeurs, renard,…) et chants d’insectes l’été (criquets et sauterelles). On privilégiera les nuits peu venteuses (il n’y a rien de pire pour vos enregistrements qu’une petite brise dans le feuillage) et si possible sans pluie. Afin d’éviter les problèmes d’humidité (pluie, rosée matinale), il est recommandé de placer l’enregistreur dans une boîte hermétique (petite boîte à tartine par exemple) et de couvrir le piège à son et les microcapsules avec un film plastique (ou mieux avec un tissu imperméable) qui n’influence que peu la réception des ondes sonores. L’enregistrement doit idéalement se dérouler du crépuscule civil jusqu’à l’aube civile, soit de plus ou moins 30 minutes après le coucher jusqu’à 30 minutes avant le lever du soleil. A ce propos, un protocole standardisé de surveillance des appels en vol a été développé par The British Trust for Ornithology (BTO) [8], Sound Approach [9] et Sovon [10] afin d’harmoniser les données (lien disponible ici ).
Analyse de la bande sonore
Une nuit d’enregistrement génère un ou plusieurs fichiers « wav » (quelques Go) qu’il convient de lire afin d’en extraire les données. Pour cela, vous pouvez utiliser les logiciels gratuits « Audacity » [11] (mon préféré) ou « Raven Lite » [12]. Un fois chargée dans le logiciel, la bande son se présente sous la forme d’un sonagramme (graphe montrant l’évolution temporelle de l’amplitude et de la fréquence) que l’on ajuste de façon à obtenir un bon « rendu » visuel c’est-à-dire en faisant apparaître à l’écran les fréquences comprises entre 0 et 10-12 kHz (kiloHertz) et un intervalle de temps d’un peu plus d’une minute. Il s’avère parfois utile d’atténuer les basses fréquences (bruits anthropiques <1 kHz) en appliquant un filtre. Une fois ces réglages effectués, on fait défiler l’enregistrement de proche en proche afin d’en extraire les données. Un fois repéré, on zoome sur chaque cri afin d’en percevoir la « signature » et on l’écoute si nécessaire (voir photo 4).
Photo 4 – Cris aigus émis par une Foulque macroule en vol, Orp-Jauche, février 2023 ( https://xeno-canto.org/779934).
Les cris émis en vol par chaque espèce d’oiseaux possèdent une signature ou empreinte visuelle plus ou moins caractéristique. On va donc compiler pour toute la durée d’enregistrement, le nombre de cris émis et les espèces concernées. L’exercice n’est pas simple et il n’est pas toujours possible d’identifier chaque cri avec certitude (dans le doute, mieux vaut s’abstenir…). Il n’y a pour l’instant aucune méthode de détection et d’identification permettant l’automatisation de la procédure mais c’est un domaine qui progresse rapidement grâce à l’intelligence artificielle. Pour se familiariser à la chose, je vous recommande la lecture de l’ouvrage de S. Worza et J. Rochefort [6], et la consultation de la base de données du site xeno-canto [13] qui propose également un forum d’aide à l’identification. Au début, l’opération prend du temps et peut sembler fastidieuse, mais avec un peu d’habitude on parvient à boucler l’analyse d’une nuit d’enregistrement en moins d’une heure.
Voici, à titre d’exemple, quelques enregistrements ponctuels réalisés au jardin :
- Bruant ortolan (Louvain-la-Neuve) : https://xeno-canto.org/586836
- Bihoreau gris (Orp-Jauche) : https://xeno-canto.org/742104
- Caille des blés (Orp-Jauche) : https://xeno-canto.org/741294
- Courlis cendré (Orp-Jauche) : https://xeno-canto.org/671703
- Goéland cendré (Orp-Jauche) : https://xeno-canto.org/672037
Pour aller plus loin
Une fois les cris collectés, identifiés et répertoriés, il est utile d’en faire profiter la communauté. Je vous invite à partager vos trouvailles nocturnes sur Observations.be ou sur le site dédié xeno-canto. Pour un suivi migratoire systématique, je vous recommande l’encodage de vos données sur le site Trektellen.org [14] qui vous permettra la création d’un poste de suivi migratoire nocturne à domicile.
Conclusion
L’enregistrement et le partage des NFC permettent une approche à la fois accessible, innovante et complémentaire pour étudier la migration nocturne. La liste des espèces que l’on peut détecter par cette méthode est surprenante et puis c’est une activité dont l’impact environnemental est faible. Alors, comme la migration prénuptiale s‘annonce, un seul encouragement : « A vos enregistreurs ! »
Conseils de lecture et références webographiques
[1] Atlas des Oiseaux Migrateurs de France, ouvrage collectif, éd. Biotopes (2022) [2] Modèle d’évitement des oiseaux : https://www.flysafe-birdtam.eu/ [3] The Sound Approach to birding, Constantine M., éd. The Sound Approached (2013) [4] Veldshop: https://www.veldshop.nl/nl/ (site commercial) [5] Micbooster : https://micbooster.com/ (site commercial) [6] La migration nocturne par le son, Wroza S. et Rochefort J., éd. Delachaux & Niestlé (2021). [7] Nocmig: https://nocmig.com/ [8] The British Trust for Ornithology (BTO): https://www.bto.org/ [9]The Sound Approach: https://soundapproach.co.uk/ [10] Sovon: https://www.sovon.nl/ [11] Logiciel Audacity: https://www.audacityteam.org/ [12] Logiciel Raven Lite, The Cornell Lab: https://ravensoundsoftware.com/software/raven-lite/ [13] xeno-canto: https://xeno-canto.org [14] Trektellen: https://www.trektellen.org/